Le général de division (2S) Bertrand Cavallier, expert en maintien de l’ordre, conseiller technique de la Voix du Gendarme revient sur les affrontements en Corse entre les unités de forces mobiles et les manifestants. Dimanche dernier à Bastia, ce sont 70 Gendarmes mobiles et des CRS qui ont été blessés. L’ancien chef du CNEFG de Saint-Astier tire quatre enseignements de ces opérations.
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La Corse vient de connaître des troubles très graves, dont le facteur déclenchant a été l’agression très violente d’Yvan Colonna par un autre codétenu, islamiste, qui purgeait une peine de prison pour des faits de terrorisme.
Dès l’annonce de l’information selon laquelle le pronostic vital d’Yvan Colonna était engagé, des unités de force mobile ont été déployées en Corse, et renforcées compte tenu de la tension croissante constatée sur l’Ile. Ainsi, ont été engagés comme groupement tactique Gendarmerie (GTG), le groupement de mobile II/6 de Hyères (commandé par le colonel Fabrice Gaeng) et les escadrons 29/1 de Drancy (93), 18/9 de Chauny (02), 26/6 de Gap, 25/7 de Saint-Étienne-les-Remiremont (88), 17/9 d’Hirson (02) et 27/7 de Lure (70). (1).
Des affrontements se sont déroulés le à Corte, au cours desquels des assaillants, en majorité des jeunes, ont aspergé de façon massive les Gendarmes mobiles d’essence et tenté de les enflammer au moyen notamment de fusées éclairantes.
Cette situation quasi insurrectionnelle s’est renouvelée à Bastia, le dimanche 13 mars avec une toute autre ampleur. La manifestation organisée en soutien d’Yvan Colonna qui a rassemblé des milliers d’individus (entre 7000 et 15000 selon les données de la préfecture ou les chiffres annoncés par les organisateurs), a en effet rapidement dégénéré pour atteindre un niveau de violence extrême, dépassant même celui constaté à Sivens, Notre-Dame-des-Landes, et durant la crise des gilets jaunes (Paris, le Puy-en-Velay…).
Des groupes très organisés
Les Gendarmes et les CRS ont été alors engagés dans des missions de défense ferme de bâtiments publics (Hôtel de police, Préfecture, Tribunal…), soit des dispositifs compacts à dominante statique, et sans possibilité de manoeuvrer pour se rétablir en s’appuyant sur des points clés du terrain en retrait de leur position.
Ils ont fait face aux assauts de groupes très organisés, parfaitement équipés pour résister aux effets incapacitants des grenades lacrymogènes, le visage dissimulé pour éviter toute identification. Gendarmes et policiers ont subi des tirs de bombes agricoles contentant des billes métalliques, de mortiers, des jets de fers à béton…un Gendarme a même été happé par des émeutiers, roué de coups (dents cassées). Son casque lui a été retiré, son arme dérobée avant de lui être rendue sans chargeur. Certaines images parlent d’elles-mêmes.
On dénombre sur 380 Gendarmes et policiers engagés, 70 blessés, selon le bilan établi par le procureur de Bastia.
Quels enseignements peut-on tirer, à ce stade, de ces opérations ?
Le premier est que les unités engagées ont démontré un sang froid, une discipline remarquables, de par leur maîtrise de l’emploi de la force. Cela prouve plus que jamais la pertinence de l’un des principes fondamentaux du maintien de l’ordre français, soit l’engagement prioritaire d’unités professionnelles (le maintien de l’ordre est un métier), d’organisation militaire (GM) ou civile durcie (CRS), bien formées. Cette capacité à absorber la violence adverse, à éviter une escalade irréversible, est une des conditions essentielles pour favoriser le retour au calme, et ainsi privilégier une solution politique fondée sur le dialogue. Malgré la complexité de la situation (qui n’échappe pas à une certaine irrationalité désormais structurelle), le gouvernement garde ainsi une marge de manoeuvre.
S’agissant de la gendarmerie mobile, une question première nous vient à l’esprit sur le plan de la formation. En effet, et contrairement aux objectifs affichés dans le cadre du Beauvau de la sécurité, la réforme amorcée du diplôme d’armes (cycle pour accéder à une carrière de gradé), et dont on peut comprendre les objectifs, devrait avoir pour conséquence de ralentir de façon considérable le rythme de recyclage des EGM au sein du CNEFG (Centre national d’entrainement des forces de Gendarmerie) de Saint-Astier.
Le plan de charge de Saint-Astier alourdi par le nouveau diplôme d’arme
Ceci compte tenu de l’organisation du “nouveau DA” qui va alourdir son plan de charge au détriment de la gendarmerie mobile. Certains commandants d’unités ne pourraient ainsi ne plus passer par ce rendez-vous majeur durant leur temps de commandement, sans évoquer l’impact sur la capacité opérationnelle de l’unité.
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Cette capacité qui repose sur de nombreux facteurs dont la cohésion, notamment entre le chef et sa troupe, la maîtrise des principes technico-tactiques, la stabilité émotionnelle…est contrairement à ce qui est écrit dans le rapport du défenseur des droits paru en décembre 2021 (2), développée par des mises en situation correspondant à des scénarii de haute intensité.
Le second enseignement porte sur la conception de manœuvre
Le second enseignement porte sur la conception de manœuvre. C’est un constat trop fréquent que celui de nombre de dispositifs souvent trop figés, dépourvus de réserve permettant des bascules de force, des actions sur les flancs ou les arrières de l’adversaire pour diminuer la pression s’exerçant sur les unités engagées dans l’effort principal.
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La manœuvre est l’une des conditions permettant, outre de conserver une liberté d’action, de diminuer l’emploi des armes de force intermédiaire.
Il faut manœuvrer à tout échelon et pour cela revenir à l’engagement des escadrons en articulation quaternaire, c’est à dire, en disposant d’un PI (Peloton d’intervention). Tous les commandants d’unité sont en attente de cette mesure qui relève du bon sens premier.
Troisième enseignement : pouvoir projeter rapidement des moyens blindés intégrés au DIAG
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Le troisième porte sur l’obligation de pouvoir projeter rapidement des moyens blindés. Face à de telles menaces sur les forces de l’ordre, la décision, à l’actif du Dggn actuel, de renouveler enfin le parc blindé de la Gendarmerie, entendu comme la composante blindée du ministère de l’Intérieur, démontre toute son utilité à deux titres: protection contre la “ mitraille artisanale”, voire les armes à feu, et capacité à tenir les points clés du terrain et à balayer par ses appuis de vastes compartiments de terrain. Par ailleurs, la création des DIAG (Dispositif d’intervention augmenté de la Gendarmerie) permettant d’agréger autour d’un GTG des moyens aériens, les capacités blindées, des éléments du GIGN mais également des cellules nationales spécialisées (CNAMO ou cellule nationale d’appui à la mobilité, CNOEIL ou cellule nationale d’observation et d’exploitation de l’imagerie légale et la Force Nationale Nrbc…) constitue une avancée majeure pour reprendre l’ascendant et l’initiative dans les situations les plus complexes. Elle appelle cependant un investissement conséquent en doctrine, formation (notamment des commandants de groupement de gendarmerie mobile) et entraînement pour garantir l’inter-opérabilité de ces différentes composantes.
Quatrième enseignement : les moyens mis en dotation dits armes de force intermédiaire (AFI)
Le quatrième enseignement concerne ce sujet si sensible des moyens mis en dotation dits armes de force intermédiaire (AFI) au sein des forces de l’ordre, et référencées par le Code de la sécurité intérieure. Depuis le drame de Sivens, des décisions du plus haut niveau se sont traduites par la suppression des grenades offensives (OF), de GLI (grenades lacrymogènes instantanées) ou F4, et récemment l’interdiction de l’emploi par jet à la main de la munition qui l’a remplacée : la GM2L (grenades modulaire à deux effets, lacrymogène et assourdissant). Ces mesures ont été prises au motif que ces munitions étaient dangereuses. S’agissant de la GM2L, dont il faut rappeler qu’elle ne contient plus d’explosif de type tolite contrairement aux deux précédentes, la dangerosité résulterait du fait leur ramassage éventuel par des manifestants comme cela a été le cas récemment à plusieurs reprises, ceci dans l’intention, il faut le préciser, de les renvoyer sur les forces de l’ordre.
Une inversion des choses, un déni du réel
Nous sommes là dans une véritable inversion des choses, dans un déni du réel, et de négation des principes fondamentaux du droit.
Ces armes de force intermédiaire ont été mises en dotation au sein des forces de l’ordre pour leur permettre de faire face à tout l’éventail de situations, dont celle caractérisée par des individus radicalisés, voire fanatisés, disposant d’armes par destination, donc de capacités objectives de blesser gravement, voire de tuer des Gendarmes ou des policiers. Ce qui fut le cas lors de ces évènements gravissimes à Corte et à Bastia. L’objectif étant de pouvoir maintenir à distance ces adversaires pour se protéger, et d’éviter le contact direct avec ses risques de corps à corps, de se dégager, voire de pouvoir s’emparer de certains points clés du terrain par des manœuvres à courte distance.
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Cet emploi est strictement encadré par les principes de proportionnalité et d’absolue nécessité, rappelés dans l’article R211-14 du Code de la sécurité intérieure. En la matière, la décision du procureur de la République de Rennes de classer sans suite la plainte d’un jeune homme de 22 ans qui avait eu la main arrachée lors d’affrontements avec les Gendarmes mobiles dans la nuit du 18 au 19 juin 2021 à Redon (Ille-et-Vilaine) est particulièrement intéressante. Dans son communiqué diffusé le 12 mars dernier, ce magistrat a estimé que “l’usage des armes par les forces de l’ordre [s’était] inscrit [e] dans le respect des dispositions légales et réglementaires applicables au sens où elles avaient été utilisées “en riposte et s’est avéré nécessaire et proportionné, en ce que les affrontements ayant constamment consisté en des approches hostiles et violentes des “teufeurs », au plus près des forces de l’ordre dont certaines étaient blessées” et “ que les “teufeurs” ont lancé des projectiles incendiaires sur les forces de l’ordre quelques instants avant la survenance de la blessure, les contraignant, au moment des faits, à les maintenir à distance par l’usage des armes”. Et de préciser que “s’il n’a pu être déterminé avec certitude la nature de l’engin explosif ayant occasionné la perte de la main, bien que les investigations tendent à mettre en cause une grenade GM2L, elles démontrent en tout état de cause que cette grenade est arrivée au sol et que la victime s’en est volontairement emparée« .
Toujours sur le plan juridique, il n’est pas exclu que l’Etat s’expose à terme à des dépôtS de plainte contre lui par des militaires de la Gendarmerie ou des fonctionnaires de police, n’ayant pu défendre leur intégrité physique faute de moyens adéquats, le droit international des droits de l’homme lui prescrivant de doter de façon appropriée les forces de sécurité engagées au maintien de l’ordre en moyens de protection.
Il est donc impératif que la surenchère intellectualiste, mettant parfois en avant des modèles étrangers dont celui de la Belgique, au demeurant ayant montré récemment de profondes limites (gestion chaotique des manifestations contre le pass-sanitaire) cesse et que la raison l’emporte.
Autant j’ai pu à maintes reprises, notamment sur des plateaux de chaînes d’information en continu, exprimer ma réprobation au vu de dérives dans l’usage de la force (emploi dérégulé du LBD), en particulier durant la crise des gilets jaunes, qui ont entraîné de graves blessures chez certains manifestants, autant je rappelle que face à des individus violents, le risque zéro n’existe pas. Toute grenade, nonobstant les arguments des industriels (suppression des éclats vulnénants…), présente des risques. Dans les opérations de maintien/rétablissement, le risque zéro n’existe pas.
Gendarmes et policiers accomplissent des missions particulièrement exigeantes. Ils doivent pouvoir les assumer efficacement pour sauvegarder le pacte social, protéger les institutions démocratiques. Pensons à ce qui est survenu au Capitole, à Washington !
Ils doivent également pouvoir se protéger, se défendre et pour cela disposer des moyens adéquats. Or, des retours de militaires engagés en Corse, mais qui traduisent un sentiment général, l’on est arrivé aux limites de cette contraction de leurs moyens.
A l’heure où l’on évoque l’arrivée d’une nouvelle grenade pour se substituer à la GM2L lancée à la main, et qui a priori ne pourrait pas être saisie par un manifestant car, dotée d’un retard très court, se pose-t-on les vraies questions ?
(1) Les CRS 53 de Marseille (13), 8 de Paris, 36 de Châtel-Saint-Germain (57), 50 de Saint-Etienne (42) et la CRS 59 d’Ollioules (83)
(2) “Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires: quelle(s) articulation(s) en France et en Europe aujourd’hui ? ».